Marion Boyer - restauration de thangkas et de peinture


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De la difficulté d’appréhender une peinture singulière

La peinture tibétaine est une pratique complexe à aborder pour un regard occidental. J’exposerai ici quatre raisons différentes de cette difficulté particulière.

La première difficulté est d’amener l’amateur d’art à observer le tangka, non en tant qu’objet de curiosité, pas seulement en tant qu’objet traditionnel de rituel tibétain, mais bien comme une œuvre esthétique, à la fois graphique et picturale. Ma pratique de technicienne de la restauration de tangka m’a permis de faire une introspection de ces œuvres roulées si particulières, d’en comprendre la lecture et d’en extraire la beauté.

Peut-on élever certaines œuvres tibétaines au rang de chefs-d’œuvre internationaux ? Est-ce que la beauté étrange d’un dieu tutélaire tibétain peut émouvoir, comme le ferait un Cimabue, un van Eyck, ou un Jérôme Bosch ? Faire des comparaisons est toujours dangereux, pourtant notre esprit critique doit s’ouvrir à d’autres schémas avec cette peinture d’Asie, il faut bousculer pour cela nos références et nos critères de jugement.

Nous pouvons remarquer dans un deuxième temps, que la connaissance de la peinture tibétaine ancienne en occident est relativement récente, le Tibet étant une région difficile d’accès : seuls quelques voyageurs rapportaient ces œuvres très admirées et vénérées par les bouddhistes, peintures qui restaient de ce fait très liées à l’idée de pratique religieuse, et non à l’esthétique du collectionneur.

Rappelons que les premières estampes japonaises arrivent seulement en Europe, et influencent les impressionnistes en 1870 ; les premiers masques africains impressionnent les cubistes comme Picasso ; jusqu’à présent dans les grandes collections privées ou royales, on trouvait beaucoup d’art amérindien du fait des conquêtes espagnoles, d’art égyptien grâce à Napoléon etc.… mais pas de tangka tibétain !

Les grands voyageurs comme Tucci, Guimet, Cernuschi rapportent d’Asie ce qui formera la base des collections européennes, et l’on voit apparaître les premiers Musées d’art asiatique (Musée Guimet 1889). Tout cela est très récent pour notre vieille Europe, l’engouement pour le Tibet et le Népal participe d’une vague bien connue des années 1960.

La troisième difficulté réside dans le fait que de tout temps notre esprit est formé ou confronté à l’art religieux chrétien, Vierges à l’enfant, Christ en croix, vie et histoire biblique ; c’est un univers familier qui, même quand il est étrange comme certaines vierges byzantines, certaines icônes russes, reste décodable. La raideur des productions égyptiennes ne nous effraie plus et leur hiératisme nous séduit, l’emploi du lapis-lazuli pour peindre certains corps nous semble naturel ; le quadrillage des icônes nous parait sévère mais évoque cependant en nous quelques hiérarchies de saints connus de notre propre pratique religieuse. Le manque de perspective de Giotto ou de fra Angelico ne nous déroute plus, car on connaît l’évolution de cette science, on sait que c’est une progression naturelle vers la renaissance, le classicisme et le réalisme.

Quand on observe la peinture tibétaine, il faut intégrer l’idée que l’humanisme amené par Erasme en Europe, mettant l’homme au centre des réflexions et des productions artistiques, n’atteindra pas cette civilisation. La civilisation tibétaine restera préoccupée de ses croyances et de la pratique d’un bouddhisme exemplaire, jusqu’à maintenant seul et unique sujet de représentation picturale tibétaine. Bien sûr il y aura une évolution et une rupture des pratiques épurées anciennes, et, vers le XVIe siècle, une vraie révolution picturale s’opère en parallèle avec les pratiques tantriques religieuses plus démonstratives, terrifiantes et « démoniaques ».

Enfin, l’amateur occidental a souvent eu à regarder une peinture tibétaine moderne qui aurait pour équivalent en Europe, la peinture dite pompier ; certes Girodet était un grand peintre, mais il y a autant de différence entre lui et le Tintoret qu’entre un « Mahakala XXe » et un « Gurgyigonpo XIIIe » .

L’idée que l’on se faisait de la peinture tibétaine a été définitivement caricaturée quand les premiers mandalas sont apparus : leur définition, leur complexité géométrique, leur langage ésotérique n’a fait qu’accentuer le recul de l’amateur d’art, même si souvent leur mystère et leur magie stimulaient leur curiosité.

Pour devenir amateur de tangka, il faut être dans l’état d’esprit de celui qui parcourt les « Riches heures du duc de Berry » ; la miniaturisation devient un attrait, le regard se concentre, la couleur fraîche et sans mélange séduit, l’or en enluminure ne surprend pas, il transcende l’espace et décore. Une miniature géante, voilà une difficulté de plus dans l’observation.

L’histoire de l’art tibétain est encore en pleine écriture, et c’est un aspect passionnant de cette recherche : essayer de définir les styles et les écoles de peinture. Cependant depuis le XVIIe s, les tibétains ont fait de nombreuses recherches sur ce sujet.

En Italie on parle d’école siennoise, d’école vénitiennes ou florentine : imaginez un pays 20 fois comme la France essaimé de monastères dirigés par des moines bouddhistes de « pratiques » différentes, et cela sur une période de 800 ans. La variété de représentation est en conséquence.

Il serait intéressant d’accumuler les hypothèses confirmant d’où viennent certaines peintures ou de les classifier au moins par régions ou par influences ; ces théories de régions « Tibet de l’Est, Ouest, central etc. » s’appuient sur les peintures murales de ces mêmes régions.

Il est à noter que la peinture tibétaine, qu’elle soit murale ou libre, utilise exactement les mêmes matériaux, la même pratique du dessin, de l’ombre : nous parlerons donc indifféremment de l’une ou de l’autre, contrairement à l’occident qui est passé progressivement du support mural au devant d’autel, puis au retable de bois, avant de passer au support plus léger et transportable : la toile.

On trouve au Tibet, comme autres objets peints transportables, les tsakalis, petites images dévotionnelles très développées, sur toile et sur papier fort. On ne peut parler à proprement dit de peinture sur bois, même si le domaine de la décoration de meubles ou de couvertures de livres offre une vue magnifique sur la production prolixe des ateliers tibétains. Sculptés, peints, décorés ces objets sont souvent une référence stylistique et historique particulièrement appréciée, pour avancer dans l’écriture de cette histoire picturale tibétaine non encore totalement définie.