Marion Boyer - restauration de thangkas et de peinture


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Article paru dans Orientation, sept 2004 >>

Article : Spécificité de la restauration et de la conservation des tangkas.

Texte d’une conférence publiée par ACTAS I Congreso del GEIIC, novembre 2002

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Couverture Actas

Ce qui caractérise cette peinture – de manière unique - c’est son aspect double face. Elle est roulée, comme sont souvent les œuvres chinoises et japonaises, mais le support est une toile et enduite des deux côtés. La préparation de la face est aussi soignée que celle du dos. En effet l’importance du dos est essentielle puisqu’il véhicule des formules consécratoires, des mantras ou d’autres inscriptions à teneur historique ou religieuse. La toile est donc un support pour deux surfaces d’enduit qu’elle solidarise dos à dos et pour lesquelles elle constitue une armature. Avant le XV ème siècle elle sera rattachée au textile de présentation dans sa partie supérieure et inférieure par une simple couture.

La mise en oeuvre de la conservation et de la restauration des tangkas est de ce fait, particulière. Elle dépend à la fois de leur conception et du lieu où ils ont été gardés et manipulés. Ce sont des œuvres exclusivement religieuses, honorées dans des monastères ou dans des chapelles privées, roulées et déroulées indéfiniment dans des conditions de propreté (proximité des lampes à beurre) très différentes de celles qui règnent en occident. Nombreuses sont les œuvres endommagées par vandalisme ces 50 dernières années.

Cet ensemble de conditions provoque un certain nombre d’usures mécaniques et d’altérations spécifiques, qui fera l’objet de notre présentation.

La peinture tibétaine, elle, se présente donc comme une peinture roulée libre. Elle est envisagée à l’origine comme un ensemble sans support et sans encadrement, les tissus cousus dans ses parties supérieure et inférieure servant uniquement à sa présentation. La spécificité de la peinture tibétaine – trame ou armature textile entièrement recouverte par une couche d’enduit sur les deux faces – crée des conditions de conservation très particulières. Il a donc fallu dégager des solutions de conservation et de réintégration originales (approches théoriques, mais aussi méthodologiques et esthétiques) tout en tenant compte des techniques occidentales et de leur histoire.

A) Musée et collection : ce qui a déjà été fait

En France, avant les années soixante, les peintures tibétaines, principalement conservées au Musée GUIMET, étaient traitées par un atelier de rentoilage parisien renommé dont l’approche – en tant que pratique de conservation – était exclusivement occidentale.

Les tangkas présentant des déchirures ou une faiblesse de support étaient rentoilés et tendus sur châssis, ce qui en occultait le dos et bloquait l’ensemble.

Aux Etats Unis, afin de préserver la lecture des écrits aux dos des œuvres, certains restaurateurs ont eu l’idée de les coller sur des plaques de Plexiglas, plus ou moins épaisses et souples, à l’aide d’un adhésif synthétique. Ceci ne pouvait se faire qu’au détriment de la fonction mécanique et esthétique naturelle de l’œuvre et de son montage.

On a vu aussi des tangkas montés sur papier à la chinoise ou à la japonaise. Cette formule écrase, aplatit et bloque ce que requiert ce type d’œuvre, à savoir le mouvement, la profondeur de champ et la souplesse. De surcroît, elle en occulte le dos.

On ne compte plus les aberrations de suppression de montage ou même de remontage dans des tissus sans correspondance, ni de goût ni d’époque avec l’original.

Quant au traitement de la couche picturale, la méconnaissance des techniques tibétaines originales donnera des résultats désastreux :

- utilisation de solvant à forte rétention
- utilisation de tables aspirantes usant les lèvres des déchirures non protégées par l’enduit.
- nettoyages drastiques sans compréhension des couches picturales tellement variées dans leur application
- enfin, et très tôt, on trouve des vernissages agressifs et, bien sûr, non sélectifs, sur des peintures dont la variation des brillances est inhérente à leur qualité et à leur conception.

Dès les années 60-70 les peintures arrivant sur le marché comportaient de petites restaurations traditionnelles tibétaines faites de tissus cousus ou collés. Elles restaient rares et souvent frustes, avec une intervention minimum sur la face. On peut signaler cependant l’existence d’une technique tibétaine traditionnelle parfaitement éprouvée d’adjonction de toile par couture et collage puis intégration à l’enduit final.

En résumé, beaucoup de balbutiements, d’essais, d’approches furent peu concluants du point de vue de la conservation et surtout peu adaptés à ces œuvres particulières pour lesquelles aucune méthode n’a jamais été développée. Au Tibet l’idée de restauration et de conservation est étrangère à la pensée et aux pratiques religieuses.

B) Intervention : ce à quoi le restaurateur est confronté.

Le restaurateur est devant une peinture de dimension normale mais traitée à la manière d’une miniature ou d’une enluminure au graphisme raffiné. Le panthéon bouddhique tibétain est d’une grande complexité. Les tangkas, qui en sont le véhicule, traduisent cette complexité par une iconographie d’une extrême diversité. Dessin précis et juxtaposition d’aplats ombrés parfaitement exécutés en sont la base. La précision, voire la miniaturisation de l’exécution des tangkas, la connaissance nécessaire très étendue du sujet représenté, augmentent exponentiellement les difficultés de l’intervention, quelle qu’elle soit, et des partis-pris.

C) Déroulement de notre proposition :

On procédera à un examen approfondi de l’œuvre selon les shémas habituels.

> Traitement du support

Nous évoquerons ici l’intérêt et la nécessité d’intervention et de consolidation du support sans doublage. La conservation de la peinture de chevalet nous a progressivement persuadés qu’on ne pouvait sauver une œuvre très dégradée dans son support que par les techniques du rentoilage et du doublage. Les tangkas, peintures double face, peintures à déroulement libre*, nous confrontent à un problème totalement différent. * Dans le cas des affiches publicitaires occidentales la proposition du doublage sur coton a résolu la question du rouleau libre.

> Problèmes concernant le subjectile des tangkas :

Pour comprendre et analyser le phénomène principal d’altération des tangkas, le manque de colle, il suffira parfois de regarder la dynamique et la souplesse du rouleau.

D’autres cas sont plus complexes :

- Rouleaux assez fermes, souples, exempts de déchirures mais pour lesquels une étude en lumière transmise montrera un degré lacunaire variable . Le tissage, si l’œuvre n’a pas été trop manipulée, reste solide, même si la traction à la périphérie de la lacune risque à terme d’amoindrir les capacités de résistances de la fibre, provoquant une fente puis un détissage et enfin un trou ou une déchirure.
- Rouleaux très ramollis, qu’on sent secs et fragiles. Il s’agit soit d’un problème d’encollage, perte de liaison moléculaire de la colle, soit un problème de mauvaise préparation de l’œuvre
- Restaurations rudimentaires.
- Vandalisme : séparation de l’œuvre par déchirures, arrachement, lacération. tangkas maculés, piétinés, froissés, chiffonnés, jetés dans des gravats à l’abandon.
- Dans les œuvres plus modernes (à partir du XVIème siècle), montage souvent en soie, cousu sur les quatre bords de l’œuvre, réagissant aux problèmes d’humidité de façon hétérogène

D Mise en œuvre

On gardera toujours à l’esprit de préserver l’homogénéité et les qualités organiques du tangkas dans toute intervention de conservation. Il faudra visualiser et tenter de percevoir l’œuvre - et les problèmes qu’elle pose - dans son ensemble, comme un corps complet et vivant, présentant la totale visibilité de ses deux faces libres de toutes contraintes.

1) La mise à plat

a) Préalable :

Une première analyse optique nous apprendra si une démarche particulière d’allègement (telle que décrite au chapitre nettoyage) est rendue nécessaire par :

- des pièces et restaurations diverses au dos
- une peinture trop cassante et déjà très sèche
- maculations diverses (déjections animales)
- des taches très graisseuses
- une saleté trop importante

b) La mise à plat

Le restaurateur devra poser un intercalaire relativement souple sur son plan de travail. Cet intercalaire sera nécessaire à toute intervention. La mise à plat se fera par une légère humidification et un repassage à basse température, avec un film protecteur de papier sulfurisé, opération qui doit être faite d’une main ferme et rapide au dos de l’œuvre.

Lorsque la peinture a retrouvé sa position et sa cohésion naturelle, on pourra commencer à faire des incrustations, des fils à fils et à en concevoir le recadrage . Les dimensions originales de la peinture devront être retrouvées et rééquilibrées pour la solidité et la pérennité de l’ensemble. Les bords inférieurs et supérieurs seront utiles à la présentation et l’accrochage de l’œuvre et devront donc intégrer ce paramètre de solidité nécessaire ; la restauration des bords latéraux sera, elle, le garant de la consolidation des fissures horizontales.

2) Le fil à fil et l’incrustation

Pour la mise en œuvre du fil à fil, un soin tout particulier devra être apporté au choix de tissus adaptés : toile, torsion du fil, tissage, composition de la fibre, teinture, souplesse. Dans le cas d’une lacune le premier travail est celui de l’élimination de l’effilochage et des résidus graisseux à l’extrémité des fibres. C’est un travail particulièrement délicat, offrant de nombreuses variantes : fibres sèches ou cassantes, nombreuses ou clairsemées etc.

Une fois les fibres dégagées elles seront finement cardées sur ½ mm maximum

D’un autre côté on préparera une toile d’incrustation sur laquelle on reportera précisément le dessin de la lacune à l’aide d’un calque. Ses bords seront cardés de la même façon. La toile décatie sur bâti est préparée, teinte et encollée à la tibétaine, sur les deux faces, à l’amidon ou à la colle animale, puis enduite de façon adaptée avec plus ou moins de kaolin, de craie, de colle, de glycérine. L’enduit sera coloré à l’aquarelle ou aux pigments (terres).

L’assemblage par le dos se fera sur ces ½ mm libres de part et d’autre à l’aide d’une colle vinylique souple non acide et diluée, en quantité nécessaire mais suffisante (émulsion acqueuse d’homopolymères vinyliques). La cohésion de l’ensemble devra se faire par pression. Le but est de faire en sorte que dans le futur la zone de collage ne crée pas un point de fragilité qui serait source d’éclatement pour l’enduit et la couche picturale, et qu’il s’intègre au maximum à la souplesse et au clivage de l’ensemble.

3) Le refixage

On pourra maintenant procéder au refixage de l’ensemble partiel ou général à l’aide de la même colle animale légère.

4) La réintégration de l’enduit au dos

Ce sera une opération déterminante pour toute intervention sur la face, non touchée jusqu’à présent. L’efficacité de cette consolidation du subjectile induira la qualité finale de l’intervention. L’œuvre n’est pas à ce stade totalement mécaniquement sauvée puisque la fibre est encore libérée sur une face et provoquera, si elle n’est pas comblée, des tractions unilatérale dommageables pour l’œuvre.

L’enduit coloré devra être préparé avec une colle animale au cas par cas. Le kaolin aura pour rôle la souplesse. La craie sera la charge. Ces matériaux devront être de densité et de force légèrement inférieures à celles de l’œuvre originale ; l’enduit sera très finement broyé et très homogène , passé liquide au pinceau. Tous les produits seront contrôlés ou fabriqués par le restaurateur. Leur réversibilité sera maximale.

5) Le nettoyage (méthode et cas)

L’analyse de la peinture et de sa composition nous permettra de mener à bien cette opération délicate s’il en est. Si, par exemple, le pourcentage de teinture est très important, l’approche du nettoyage se fera avec la plus grande prudence. Si c’est l’orpiment qui domine l’équilibre sera extrêmement difficile à obtenir car il s’oxyde en surface, et si son allègement se fait trop brusquement, il est irréversible.

- Un dépoussiérage mécanique des zones colorées en fonction de leur aspect d’homogénéité
- Un traitement aqueux sera pratiquée sur des éléments de l’œuvre techniquement homogènes.
- Un hypotenseur de surface en faible pourcentage pourra être utilisé de manière sélective et surtout sans frottement.

Réintégration de la couche picturale

La réintégration de l’enduit se fait à base d’un mélange de craie , kaolin, et colle, de même nature que celle du dos et passé avec la même minutie.

La particularité de cette technique tient dans le soin et la rigueur extrême apportés à l’exécution. Un mastic posé sur un assemblage inadéquat provoquerait un point de rupture lors des manipulations futures et bloquerait la suite des opérations.

Compte tenue de la spécificité de la technique picturale originale , notre conception de la réintégration implique la fabrication totale de nos couleurs le choix et le broyage des pigments ainsi que la concentration et le mélange des liants.

7) Prise en compte finale de l’œuvre

Le but à atteindre, qui doit être toujours présent à l’esprit, est de restituer la cohérence originale de l’œuvre. Pour cela il faudra se remettre sans cesse en question, réviser, si c’est nécessaire, les choix pratiqués, peser l’importance relative à donner à chaque couleur. Laisser reposer la toile en cours de travail, la fixer au mur, la reconsidérer après un temps, aidera à ne jamais pousser l’intervention au maximum de peur de perdre la fleur de l’œuvre.


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